DUOClément de Gaulejac & Pascale Lehoux

RENDRE VISIBLE L’INVISIBLE AVEC AI-SHIP : RÉFLEXIONS À PROPOS DES ARTS VISUELS ET DE L’INNOVATION RESPONSABLE EN SANTÉ- Pascale Lehoux –

En investiguant les dimensions émotionnelles, symboliques et relationnelles au coeur de la recherche de AIship, le but de cet essai est de réfléchir à la façon dont les arts visuels peuvent aider à révéler et à rendre tangible le pouvoir transformateur des systèmes et des outils IA aux publics. Les réflexions partagées dans cet essai sont le résultat d’un dialogue entre l’autrice et l’artiste visuel et chercheur Clément de Gaulejac qui joue avec le langage afin de déconstruire les discours autour des enjeux sociaux, politiques et économiques. Notre dialogue tourne autour de ce que les discours actuels sur l’IA privilégient et ce qu’ils laissent souvent en arrière-plan. Par exemple, les grandes infrastructures (les bases de données interopérables, les centres informatiques, les centres de données) dont l’IA a besoin pour livrer ses promesses sont souvent laissées hors du champ critique et rendues invisibles.
Afin de révéler cette dualité, de Gaulejac crée une installation sur laquelle une inscription nous incite à y chercher ce qui manque : « L’IA résout les problèmes, mais n’en a aucun ». Dans cet essai, je retrace à partir de l’innovation responsable en santé une nouvelle perspective sur ce qui se terre derrière l’expérience immédiate de AI-Ship : la dynamique entrepreneuriale puissante qui nourrit le développement des outils de l’IA en santé. Si certains considèrent que les données sont « le pétrole du 21e siècle », il y a un urgent besoin de clairement et collectivement aborder : 1) les meneurs commerciaux qui rendent possible le projet AI-Ship; et 2) les impacts tangibles du déploiement de l’IA sur l’environnement, les inégalités sociales et l’asymétrie des pouvoirs. Les arts visuels pourraient ainsi devenir un allié important.

Clément de Gaulejac
AI solves problems but it doesn’t have any
Néons, fer plat
190 x 60 x 30 cm
2019

Depuis plus de quinze ans, le travail de Clément de Gaulejac met de l’avant des jeux de langage et des mises en tension dialectiques qui demeurent irrésolues. L’artiste présente ici un énoncé dont la syntaxe rappelle celle d’un aphorisme : « AI solves problems but it doesn’t have any ». Se traduisant par « L’IA résout des problèmes, mais elle n’en a pas », cette phrase en anglais – langue prédominante dans le monde scientifique et dans les compagnies de développement de l’IA – apparaît comme une affirmation ferme. Pourtant, sa formulation recèle d’autres niveaux de significations. La notion de problème se dédouble ici en un référent à la fois informatique (à la manière d’un problème mathématique ou algorithmique) et humain (un problème de santé, voire un problème existentiel). Elle apparait ainsi autant comme une question, au sens d’une problématique, que comme une difficulté éprouvée. À cela s’ajoute l’idée que l’IA serait dénuée de défauts, qu’il s’agirait d’une technologie ou d’une réalité sans taches. Si ce point de vue peut sembler amusant et, d’entrée de jeu, en proie à la réfutation, son intérêt croît lorsqu’on tente de spécifier clairement quels sont les problèmes qui en découlent ou auxquels sont confrontées ces nouvelles technologies. Les réponses sont nombreuses, peut-être trop nombreuses. L’énoncé opère ainsi une mise à distance sémantique et un renversement efficace qui témoignent en final de l’importance d’entamer collectivement une réflexion nuancée et informée sur l’IA. Le fait de matérialiser la phrase en une structure lumineuse autonome offre d’autres pistes. Haute de près de deux mètres, l’œuvre se démarque par une verticalité qui n’est pas sans évoquer la posture humaine, alors que le dispositif électrique apparent des néons et la charpente métallique s’accordent davantage à du mobilier industriel ou clinique. Difficile toutefois de ne pas remarquer la couleur violette des néons qui, associée au contenu de l’énoncé, rejoint les codes esthétiques de la science-fiction. Pourtant, en se tenant ainsi debout dans l’espace, l’œuvre de de Gaulejac incite à littéralement faire le tour de la question contenue dans son énoncé, un énoncé dont les projections et réfutations peuvent avoir des retombées bien réelles, notamment politiques.