DUOSandra Volny & Robert Truog

TOUCHER À DISTANCE – Robert D. Truog –

Historiquement, la pratique de la médecine est une tâche de nature physique intime, les médecins utilisent leur sens : le toucher, l’odorat, l’ouïe et la vue afin de découvrir les mystérieuses manifestations d’un mal. À partir des années 1800, les médecins commencent à prendre leur distance du corps du patient, pour, progressivement, se fier de plus en plus aux technologies telles que les rayons X, la TDM, l’IMR, les analyses chimiques des fluides corporels ainsi que les traces sur papier des impulsions électriques du cœur et du cerveau. Le « patient » se désincarne, devient une collection fragmentée d’images, il expérimente souvent cela comme une forme d’aliénation ou d’isolation.
Les psychologues cognitifs affirment que le cerveau humain ne peut traiter que quatre variables à la fois, alors que les médecins de notre époque doivent se débrouiller avec un véritable tsunami d’informations qui ont été extraites du corps du patient. Ainsi, l’IA arrive au parfait moment, promettant de colliger ces images fractionnées en un tout cohérent. Les optimistes croient que l’IA est destinée à sauver la relation médecin/patient, en remontant le temps jusqu’à ce moment où les médecins pouvaient développer des relations personnelles significatives avec leurs patients, témoignant de leur souffrance tout en l’allégeant. Je crains que la génération actuelle de médecins ne valorise cet objectif ou n’ait pas la formation nécessaire pour le réaliser. Si la promesse de l’IA se concrétise, nous aurons besoin d’une nouvelle génération de médecins réellement dédiée à réintégrer l’art du toucher à la pratique médicale en apprenant à utiliser les outils de l’IA simplement comme une façon différente de toucher, pour « toucher à distance.

Sandra Volny
In-ouïe (unheard), 2019
Acier, transducteurs, microphone contact, feutre

La distance entre le Soi et l’Autre, et la définition même de ce qu’est cet Autre, deviennent particulièrement significatives dans le contexte médical actuel où le développement de l’IA affecte de plus en plus la relation entre patients et soignants. Suivant ce constat, il importe de considérer de plus près les fondements du soin, impliquant une écoute profonde et une ouverture à la compassion. Initialement au cœur des échanges entre l’artiste Sandra Volny et le bioéthicien Robert Truog, ces préoccupations prennent forme dans l’installation sonore In-ouïe (unheard). Composée en deux volets, l’œuvre met de l’avant de grandes plaques d’acier suspendues qui engagent d’office une présence industrielle, renvoyant au détour à l’univers de la robotique. Dialoguant avec l’échelle humaine, une de ces parois métalliques – auquel a été rattaché un transducteur – s’adresse ponctuellement au spectateur : « Who are you ? » (Qui êtes-vous ?). Prenant corps dans ce matériau inerte, cette voix impersonnelle, ni synthétique ni proprement humaine, exprime une interrogation fondamentale qui porte à une considération sur notre identité autant que sur la sienne. Elle encourage ainsi une réflexion sur ce qui nous différencie de cette incarnation dont les résonnances multiples varient selon notre position dans l’espace. Transposée dans le cadre des nouvelles modalités relationnelles suscitées par l’IA en santé, cette question en apparence simple apparaît comme essentielle : l’identité du patient se réduit-elle aujourd’hui à un ensemble de data? Qui du médecin ou de la machine est en charge de nous soigner? Stimulant une expérience introspective, ce pan de l’installation trouve écho dans un second volet qui invite cette fois à une expérience intéroceptive. Deux imposantes plaques d’acier sont suspendues face à face. L’espace qui les distancie offre un passage, mais est suffisamment serré pour solliciter des contacts physiques avec leurs surfaces planes. Dans cet interstice vertical, notre voix résonne autrement, on perçoit notre environnement autrement. Agissant comme des interfaces entre l’espace, le corps et le son, ces parois flottantes – dont l’une est munie d’un microphone contact – trouvent concrètement écho dans un petit dispositif installé à quelques mètres de distance et comprenant un transducteur. En y apposant notre main, le paysage sonore et vibratoire entourant et affectant les deux surfaces en acier résonne à travers le corps, engageant ainsi une perception sensorielle interne, intime et d’une indéniable portée sensible. L’idée de toucher à distance rejoint alors celle d’être touché (au sens figuré) et agit comme une métaphore expérientielle de l’empathie.