DUOMat Chivers & Cansu Canca

UN NOUVEL ORDRE MONDIAL : QUELLE EST L’IMPORTANCE D’UNE IA ÉTHIQUE? – Cansu Canca – 

Lorsque l’on explore les potentiels impacts de l’intelligence artificielle (IA), on se demande invariablement : est-ce pour le bien ? Souvent, la question en sous-entend une autre : est-ce bon pour l’humain et l’humanité ? Mais ces deux questions n’ont pas la même signification. En fait, bien qu’une « IA éthique » soit, par définition, pour le bien, ce n’est peut-être pas nécessairement pour le bien de l’humain ou l’humanité en toutes circonstances. Pouvons-nous alors reformuler la question et nous demander plutôt : Est-ce que l’IA est positive, et positive pour qui ? Déplacer la perspective anthropocentrique pourrait s’avérer bénéfique pour nous mener vers un ordre mondial plus éthique.
Les humains sont parmi les 8,7 millions d’espèces estimées vivant sur la Terre. Cependant, en observant l’ordre que l’on impose au monde et aux autres êtres vivants, nous semblons percevoir notre place à l’intérieur de cet écosystème complexe comme celle de la monarchie absolue d’un royaume. Cela se révèle dans les traitements cruels que l’on impose aux animaux, dans la destruction systématique que nous faisons de la nature et dans le mépris des effets de nos préférences culinaires, cosmétiques ou autres. Nous agissons de façon à nous accorder l’absolue priorité. Ce que nous ignorons dans ce processus, c’est que notre bien-être comme individu, comme société et en tant qu’espèce est souvent profondément entrelacé avec l’immense écosystème à travers lequel nous existons.
Alors que nous concevons les systèmes IA pour nous assister dans nos prises de décisions, nous devons considérer la tâche ardue d’y intégrer un compromis de valeurs. À mesure que les systèmes IA évoluent plus solidement en prenant des décisions « autonomes », ces compromis feront la différence dans la façon dont les systèmes IA évaluent les diverses demandes concurrentes. Plus précisément, les systèmes IA devront considérer la valeur du bien-être humain en regard de celui des autres êtres vivants (y compris la valeur du bien-être des agents de l’IA si, et lorsque, les systèmes IA auront acquis un statut moral). De telles décisions de valeurs subjectives auront des répercutions significatives sur la façon dont nous attribuons les ressources dans notre société ou la structurons. Alors que nous concevons une « IA éthique », nous devons reconnaître qu’une telle forme d’IA ne valorise pas nécessairement ce qui est bon pour l’humain. Cependant, si nous choisissions plutôt une « IA centrée sur l’humain » dans la peur de perdre notre couronne, nous commettrions peut-être un crime moral. Avec le développement de l’IA, l’humanité fait peut-être face à son plus grand défi : endosser ce qui est juste au lieu d’y être constamment vulnérable.

Mat Chivers
Equal Rights, 2019
22 pièces de bronze, impression 3D en nylon plaqué de nickel, bouleau, contreplaqué

La question des interrelations immanentes entre l’humain et l’IA recroise une perspective écosystémique dans l’œuvre Equal Rights, dont le titre se traduit par « Droits égaux ». Pour l’artiste Mat Chivers comme pour la bioéthicienne Cansu Canca, le concept même de bioéthique implique un retour à son acception étymologique, laquelle écarte toute réduction anthropocentriste pour inclure l’ensemble des vivants (bio) et, par extension, ce qui compose leur environnement. Dans cette optique inclusive, les vertus potentielles de l’IA ne devraient être pensées qu’en fonction des humains, mais considérées en tenant compte du bien-être de la nature, entendu comme essentiel au bien-être de tout ce qui l’habite, incluant possiblement un jour les IA comme entités vivantes, possédant un statut moral à part entière. Equal Rights contribue à cette perception élargie de la santé, incontournable dans le cadre d’une réflexion éthique qui soit holistique et juste pour tous. Cette dimension éthique est représentée par une imposante balance de bois sur laquelle sont posés, en équilibre, vingt moulages de bronze produits à partir de fragments de marbre à l’état brut sur lesquels des interventions manuelles ont laissé leurs marques, créant des surfaces polis qui contrastent avec les déclinaisons irrégulières de chaque pièce. Le marbre, il faut le rappeler, est une roche métamorphique dont certaines composantes initiales, très anciennes, comprennent des sédiments de la vie marine. Sa présence marquée au sein de l’installation projette une forte charge symbolique, renvoyant à l’environnement entendu comme la somme d’une évolution complexe, alliant les règnes minéral, végétal et animal. À la base de la balance, une impression 3D d’un cerveau humain plaqué de nickel suggère une intelligence à la fois organique et inorganique, référant ainsi de près aux réseaux de neurones artificiels dont le développement s’émancipe dans nos collectivités. Présage d’une nouvelle catégorie possible du bio, ce cerveau métallique consolide l’importance de comprendre la vie comme un ensemble de relations imbriquées et interdépendantes. Tout en soulignant la difficile mais nécessaire tâche de la bioéthique à viser un équilibre qui puisse embrasser l’ensemble de l’écosystème, l’œuvre sollicite chez le spectateur un jeu d’associations libres entre les symboles représentés et les enjeux relatifs aux usages de l’IA en santé.