DUOGrégory Chatonsky & Laurence Devillers

LA « PASSIBILITÉ » DES ROBOTS : ET L’ÉTHIQUE DANS TOUT CELA ? – Laurence Devillers 

Nos relations ambiguës avec des machines suscitent des questionnements éthiques. Des robots affectifs sont actuellement développés pour la santé afin de diagnostiquer, assister des personnes âgées ou des enfants. Se préoccuper de l’impact notamment sur les plus vulnérables, de systèmes autonomes capables de percevoir, de modéliser, et d’exhiber un comportement affectif est urgent. PASSIBLES, installation présentée par Grégory Chatonsky met en scène des relations être humain-machine ambiguës et incertaines à travers deux chapitres : EMPRISE et SACRIFICE, qui questionnent nos relations avec les entités artificielles. EMPRISE est un ensemble de sculptures étranges mi-techniques, mi-organiques associées à des vidéos générées grâce à un réseau récursif de neurones une infinité d’empreintes à partir de base de données policières. SACRIFICE nous ouvre un monde anxiogène de scènes urbaines commentées par une machine nourrie par des récits de guerre.
L’artiste nous emmène dans une conception relationnelle de l’intelligence, de la sensibilité, des affects et de l’imagination. Les expérimentations menées avec des robots compagnons émotionnels capables de rituels d’interaction sociale auprès de personnes âgées nous a permis de constater cette passibilité anthropotechnologique. Les patients peuvent montrer de l’attachement aux machines. Même si les robots n’ont pas de conatus au sens de Spinoza, ni d’intériorité, ni d’affects, ni d’intentionnalité, nous les anthopomorphisons. Bientôt les robots auront un organisme artificiel qui apprendra en continu à partir de son environnement et désirera augmenter son plaisir et diminuer toute douleur. L’illusion des intentions des machines nous amènera encore plus à croire à l’empathie des robots. Cette simulation robotique a la vertu de questionner la nature de nos propres affects. L’art permet un déplacement de point de vue qui ouvre des questionnements utiles pour comprendre l’ambiguïté de cette passibilité et les risques éthiques. La captation, la transmission et l’imitation de nos ressentis ouvrira de nouvelles applications en santé. Comment mieux comprendre, surveiller et anticiper cette co-évolution humain-machine ?

Grégory Chatonsky
Passibles, 2019
Matériaux mixtes

Se déployant en un environnement bipartite, l’installation Passibles remet en cause la division première entre l’être humain et la machine. D’un côté, des sculptures issues de l’impression 3D sont posées sur une structure métallique. Aux travers de leurs contours irréguliers, résultant d’une déformation algorithmique, se découpent des segments du corps humain. Reliés entre eux par des fils électriques, ces volumes suggèrent un organisme fragmenté. Les écrans qui habitent ce même espace renforcent le caractère hybride de la représentation en projetant des animations produites par apprentissage profond, alimentées d’images provenant de bases de données policières (empreintes digitales, de chaussures, de cheveux, d’iris, etc.). Utilisées à l’origine pour l’identification criminelle, ces empreintes sont ici synthétisées pour produire des données imaginaires, brouillant au passage le principe même d’identité. Dans le second volet de l’installation, une vidéo présente des séquences anodines de la vie quotidienne en milieu urbain, mais se déroulant sous un spectre inquiétant : des gens marchent, discutent, vaquent à leurs occupations les plus ordinaires, disparaissant par moments derrière des écrans de fumée. Alors que des sous-titres générés par un logiciel de reconnaissance visuelle tentent de décrire les images présentées, le récit semble dériver vers un espace mental inconscient et éclaté. Accentuant ce caractère trouble, la bande son laisse entendre une voix synthétique programmée par un réseau récursif de neurones qui relate ces mêmes événements, mais sous un jour résolument plus sombre, tout en s’interrogeant sans cesse sur son propre état et sa propre réalité.

L’ambiguïté entre ce qui est vu et ce qui est entendu conjuguée à la présence des sculptures et animations à proximité convie un doute anthropotechnologique. Qui de l’humain ou de la machine domine l’environnement ici? Qui est le modèle de l’autre? Est-ce que les machines nous réservent un futur obscur? Plutôt que de suggérer des réponses qui confortent la scission entre l’être humain et la machine, le caractère ambigu de Passibles engage une position relationnelle qui, comme le précise Chatonsky, « consisterait à envisager les facultés humaines et technologiques comme inextricables, co-constituées et s’individuant de façon réciproque. » Si le terme « passible » renvoie généralement à la capacité d’éprouver de la joie ou de la souffrance, il s’arrime ici non plus à un corps soit robotique soit humain, mais à un corps constitué par la réflexivité des deux, déjouant ainsi l’essentialisme des identités et de la sensibilité.